mercredi 24 mai 2023, par
La pandémie de COVID-19 a surpris le monde entier par sa soudaineté et son ampleur. Mais était-il possible de prédire ce qui allait se passer et de prendre les mesures adaptées à la situation ? Trois professeurs de psychologie américains se penchent sur la question dans un article publié dans le web magazine « The Conversation ». Pour eux, les spécialistes des sciences sociales ont failli à cette occasion. Ils ont mené une étude pour le vérifier.
Afin d’évaluer dans quelle mesure les spécialistes des sciences sociales savent prévoir les changements sociétaux, des scientifiques ont mené le plus vaste projet de prédiction de l’histoire de ce domaine.
Voici ce qu’ils ont découvert.
Imaginez que vous soyez un dirigeant politique au début de la pandémie de Covid-19. Vous devez déterminer les actions à recommander, le niveau de risque à tolérer et les sacrifices que vous pouvez demander à la population. À qui vous adresseriez-vous pour prédire la réaction du public ? De nombreuses personnes vous conseilleront de solliciter des experts, soit les spécialistes des sciences sociales. Mais ce n’est peut-être pas une si bonne idée.
En tant que chercheurs en psychologie avec une expérience combinée de plusieurs décennies dans l’étude de la prise de décision, de la sagesse, des prédictions des experts et des changements sociétaux, nous espérions que les prédictions des spécialistes des sciences sociales seraient exactes et utiles. Nous avions néanmoins des doutes.
Notre discipline traverse une crise en raison de l’échec de certaines études de réplication et de pratiques de recherche douteuses. Si les conclusions de base ne peuvent être reproduites dans des expériences contrôlées, comment garantir que nos théories peuvent expliquer les phénomènes complexes du monde réel ?
Prédire les changements sociaux
Pour savoir dans quelle mesure les spécialistes des sciences sociales sont capables de prédire les changements sociétaux, nous avons lancé le plus grand projet prospectif de l’histoire de notre domaine en nous basant sur les prédictions d’évolution pour la première année de la pandémie de Covid-19.
Pour ce faire, nous avons utilisé deux moyens d’évaluer les prédictions des spécialistes des sciences sociales. Tout d’abord, nous leur avons demandé de faire des estimations rapides sur la façon dont les choses allaient se transformer au cours des deux prochaines années de la pandémie.
Ensuite, nous avons organisé un concours où plus de 100 équipes de chercheurs en sciences sociales ayant accès à des données historiques devaient formuler des prédictions mois par mois. Nous avons procédé à une évaluation formelle de leurs hypothèses pour une série de phénomènes sociaux, notamment l’évolution des préjugés, du bien-être subjectif, de la violence, de l’individualisme et de la polarisation politique de mai 2020 à mai 2021.
Nos conclusions, détaillées dans des articles évalués par des pairs et publiés dans Nature Human Behaviour et American Psychologist, brossent un tableau qui donne à réfléchir. Malgré la nature causale de la plupart des théories en sciences sociales et l’importance accordée à la prédiction dans des environnements contrôlés, les pronostics des spécialistes n’étaient généralement pas très bons.
Dans les deux études, nous avons constaté que les prédictions des spécialistes n’étaient globalement pas plus exactes que celles formulées par des représentants du grand public. En outre, elles étaient souvent moins bonnes que celles générées par des modèles statistiques simples.
Comment améliorer les prédictions
Nos études nous ont tout de même donné des raisons d’être optimistes. Tout d’abord, les prédictions étaient plus précises lorsque les équipes possédaient une expertise dans le domaine sur lequel elles travaillaient. Par exemple, si une personne était experte en dépression, elle était plus à même de prédire les tendances en matière de dépression.
Ensuite, lorsque les équipes étaient composées de scientifiques de différents domaines, elles obtenaient en général de meilleures prévisions. Enfin, les équipes qui ont utilisé des modèles simples pour générer leurs prévisions et qui se sont appuyées sur des données antérieures ont généralement obtenu des résultats plus fiables.
Ces conclusions indiquent que, malgré les faibles performances des spécialistes dans nos études, ceux-ci peuvent adopter des mesures afin d’améliorer la précision de leurs prédictions.
Nos recherches ont également montré que, en comparaison avec les profanes, les spécialistes des sciences sociales avaient davantage conscience de la nature herculéenne de la tâche à accomplir. Ils ont exprimé moins de confiance que les personnes non expertes dans leurs prédictions.
De même, les spécialistes ont énoncé des doutes en émettant des prédictions ouvertes pour le projet World after Covid, une série de vidéos que nous avons réalisée avec d’éminents scientifiques pendant la première année de la pandémie.
Ainsi, les spécialistes des sciences sociales peuvent encore transmettre de la sagesse, en nous rappelant l’importance de douter et de faire preuve d’humilité lorsque l’on tente de prévoir l’avenir.
Appel à l’action
Nos travaux mettent en évidence l’importance de développer des sources de données fiables et proposent des stratégies susceptibles d’améliorer l’exactitude des prévisions.
Nos conclusions constituent un appel à l’action pour la communauté scientifique, qui doit développer de meilleures méthodes de prédiction des changements sociétaux afin que la population puisse se fier aux scientifiques en temps de crise.
Nos recherches montrent que les prédictions effectuées par des experts pendant la pandémie concernant les changements sociétaux étaient loin d’être parfaites, mais ils proposent également des façons de les améliorer. Les spécialistes des sciences sociales peuvent produire des prévisions plus précises et utiles pour les décideurs et le public en s’appuyant sur une expertise particulière, en ayant des équipes multidisciplinaires et en élaborant des modèles fondés sur des données.
La communauté scientifique devrait s’efforcer d’améliorer ses méthodes pour prédire les changements sociétaux, tout en reconnaissant l’incertitude et la complexité que cela suppose. Les décideurs devraient comprendre la valeur des avis des experts, tout en étant conscients de leurs limites et de leurs biais éventuels. Si nous voulons prédire l’avenir, ou même l’influencer, un peu d’humilité ne peut pas faire de tort.
Igor Grossmann, Professor of Psychology, University of Waterloo ; Cendri Hutcherson, Associate Professor of Psychology, University of Toronto et Michael Varnum, Associate Professor of Psychology, Arizona State University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.