Le changement de canule, analyse de la complexité du soin

mardi 3 mars 2015, par Pascale Mancheron

Les étudiants infirmiers ont ceci de prodigieux qu’ils nous invitent sans cesse à innover, à créer, à tester de nouvelles méthodes pédagogiques. Mieux, ils nous mettent au défi de nous réinventer. L’expérience que nous propose de relater Pascale Mancheron, Cadre de santé formatrice au sein de l’IFSI du CHU de Rennes, s’inscrit dans ce contexte. Elle décrit, dans une première partie, la génèse d’un projet pédagogique original et sa couverture transdisciplinaire, nécessaire pour élaborer ce processus complexe.

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Les technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE) ont sans doute accéléré le processus, mais pas seulement. Le nouveau référentiel infirmier a bousculé les rôles. Les postures des formateurs ont changé. Le rapport au savoir aussi… Cette dynamique est galvanisante et propice aux innovations.

La genèse du projet

Dans le cadre de l’UE 44 S4 (Thérapeutiques et contribution au diagnostic médical [1] ), nous proposons chaque année aux étudiants deux heures d’atelier clinique relatif au changement de canule. Nous optons pour des groupes restreints, soit 8 étudiants, afin de permettre à chacun d’entre eux d’expérimenter les deux postes IDE (le côté dit « sale » et le côté dit « propre »). Nous utilisons un mannequin de simulation basse définition. Ce mannequin offre un orifice de trachéotomie rudimentaire et peu anatomique. Cependant, le dispositif suffit à l’atteinte de deux objectifs :

  • Un objectif gestuel, en ce sens où chaque étudiant teste, manipule le matériel, retire et introduit la canule.
  • Un objectif collaboratif : les deux protagonistes sont amenés à coordonner leurs actions, à se synchroniser, à mesurer combien l’anticipation du soin et la communication sont deux pierres angulaires à la réussite du soin.

A ce stade de la formation, très peu d’étudiants ont abordé ce soin durant leurs stages. Lors de l’atelier clinique, nous essayons d’apporter quelques éléments de contextualisation afin de toucher du doigt la dimension réelle du soin. Cependant, il manque quelque chose… Une étudiante précise : « c’est vrai qu’avec le TP, nous apprenons à réaliser le geste, à repérer les points clé. Mais à entendre ceux qui ont déjà réalisé ce soin, c’est finalement très peu. Ce soin, ça semble autre chose… Autre chose de plus complexe. De plus flippant aussi. » Ce constat est juste : réaliser un changement de canule relève de la complexité. Vous me répondrez que tous les soins relèvent de cette dimension. Certainement, mais le changement de canule est sans doute à part : les émotions suscitées, le poids des représentations véhiculées, les risques encourus, tout concourt à singulariser ce soin. Or, dans l’atelier clinique, tel qu’il est pensé, il est difficile de dépasser la dimension procédurale, très linéaire du soin : les gestes s’enchaînent mais la dimension combinatoire n’apparaît pas ou peu. Cet atelier clinique a, bien entendu, sa raison d’être mais il ne suffit pas…

Le défi pédagogique est posé : comment permettre aux étudiants de S4 d’aborder la complexité de ce soin ? De nombreuses pistes s’ouvrent à nous :

  • Proposer à tous les étudiants un stage dans une unité prenant soin de patients trachéotomisés : chaque promotion comptant 150 individus, cette éventualité doit être abandonnée.
  • Filmer la réalisation du soin auprès d’un patient trachéotomisé : ce choix pose une question éthique. Jusqu’où pouvons-nous positionner un patient comme objet de soin ? Jusqu’où pouvons nous ignorer ou occulter le ressenti du patient, ses émotions ? Jusqu’où pouvons-nous devenir voyeurs de son intimité ? Ce qui rejoindrait un des fondements de la simulation : jamais la première fois sur un patient … Nous ne retenons donc pas cette option.
  • Proposer à un (e) infirmier (ère) de parler de son expérience : quelle plus value pédagogique ? Ce moyen ne semble pas répondre à l’appréhension de la complexité.
  • Utiliser la simulation haute définition ? Pourquoi pas ? Notre institut possède un centre de simulation et les étudiants bénéficient de séances régulières. Cependant, l’un des postulats repose sur l’existence de pré requis techniques et, objectivement, l’atelier clinique ne suffit pas à atteindre ce pré requis : les étudiants seraient probablement trop obnubilés par l’appropriation de la gestuelle pour pouvoir explorer la complexité du soin. En outre, la durée de nos scénarii est en général de 15 minutes. Difficile pour des étudiants de réaliser le changement de canule dans ce délai imparti. Une nouvelle piste à abandonner… A abandonner ? Peut être pas. Pourquoi ne pas créer un dispositif que nous qualifierions « d’hybride » Un dispositif qui répondrait à différents critères :
  • S’approcher au plus près de la réalité sans impacter la dignité d’un patient,
  • Permettre à chaque étudiant de visualiser un changement de canule,
  • Proposer des parcours individualisés : chaque étudiant naviguerait dans le dispositif au gré de ses expériences antérieures, de ses besoins ou de ses attentes,
  • Proposer un dispositif polymorphe activant, notamment, les capacités visuelles et/ou auditives des étudiants,
  • Appréhender la dimension émotionnelle du soin,
  • Explorer la complexité du soin en évitant notamment un écueil : si l’image offre à l’œil la matérialisation de la complexité, elle n’en donne pas le sens. Dès lors, il convient de réfléchir à des clés de compréhension…

La créativité transdisciplinaire

Le dispositif commence à se dessiner, au moins dans nos intentions pédagogiques. A ce stade de la réflexion, intervient ce qui, à nos yeux, constitue la « substantifique moelle » de la pratique du formateur : débusquer, dénicher, créer, innover. Nous avons coutume d’entendre : « la pédagogie, c’est la science ou l’art du bricolage ». A nous d’ouvrir notre boite à outils et d’y farfouiller… Parmi les méthodes et moyens expérimentés, nous optons pour l’alliance de la simulation et du e-learning :

  • La simulation nous offre l’opportunité d’utiliser un mannequin haute fidélité et un environnement favorable à la réalisation d’une vidéo en format HD (image et son) : la salle de simulation possède une console d’enregistrement et 3 caméras HD permettant une vision à 360°.Elle est convertible et peut revêtir toutes les caractéristiques d’une chambre de patient. Enfin, un scope permet de visualiser les paramètres vitaux du mannequin haute-fidélité (SimMan3G).
  • Le e-learning permet, quant à lui, un parcours individualisé et un travail en autonomie de l’étudiant. Les étudiants sont habitués à la plateforme de e-learning et évoluent avec aisance dans cet espace virtuel.

Cette alliance nous semble particulièrement adaptée à cette génération Y qui, selon Reynol JUNCO et Jeanna MASTRODICASA [2], ne s’engage dans un dispositif d’apprentissage que si les méthodes proposées correspondent à son cadre de référence, en termes d’outils de communication.
Nous nous appuyons sur une autre caractéristique de la génération Y pour poursuivre notre cheminement. Kittzy AVILLES [3] précise que l’une des clés de la motivation des étudiants à s’inscrire dans un apprentissage repose sur l’attitude du formateur, sur son implication mais aussi sa capacité à prendre de la distance sur ses propres erreurs, à en rire, à les dédramatiser. Cette distanciation du formateur est propice à l’échange et au travail collaboratif. Nous décidons que le changement de canule sera réalisé par deux formateurs et filmé dans les conditions du direct.
Elaborer un tel dispositif implique de dépasser les collaborations habituelles des formateurs. De nouveaux partenaires apparaissent : un webmaster, un vidéaste, un technicien de simulation et un tuteur de stage (unité ORL). Nous endossons le rôle de catalyseur pour déterminer une feuille de route, synchroniser les énergies, concilier les exigences techniques des uns et des autres.
Nous élaborons deux synoptiques :

  • Un synoptique relatif au changement de canule. Avec une seconde formatrice, nous échangeons sur nos expériences antérieures de changement de canule : nous repérons les similitudes, les divergences de pratiques. Nous étayons ces premières données empiriques à la lumière de recommandations ou de protocoles spécifiques (qu’ils soient procéduraux ou relatifs à l’hygiène /asepsie). Nous sollicitons également l’éclairage d’un tuteur exerçant dans une unité ORL. Ce recueil de données exhaustif nous permet d’établir un scénario à la fois dans le déroulé du soin mais également dans l’encodage pour le mannequin haute-fidélité (enregistrement d’un trend). En effet, nous déterminons des manifestations physiques (toux, larmes, clignement des yeux, cyanose) et des modifications de constantes vitales (fréquence cardiaque, pression artérielle, saturation pulsée en oxygène, fréquence respiratoire) à des moments clés du scénario. Le technicien de simulation peut également s’appuyer sur le scénario pour faire évoluer les caméras. Sa double casquette de technicien et d’infirmier lui permet éventuellement de suspendre le trend et d’adapter la réponse du mannequin à l’aléa de la pratique soignante. Pour rappel, nous nous proposons de réaliser le changement de canule dans les conditions du direct,
  • Un synoptique relatif au dispositif du e-learning. Si nous prévoyons, sur la plateforme, une de 60 minutes, il n’est pas concevable, dans la philosophie même du e-learning, de créer un dispositif linéaire. A nous de déterminer des séquences qui permettront à l’étudiant de naviguer dans le dispositif en autonomie. Selon un mode inductif ou déductif. Le fil conducteur demeure l’exploration de la complexité...

Pascale Mancheron
Cadre de santé formateur
IFSI CHU Rennes
Pascale.Mancheron@chu-rennes.fr


[1Arrêté du 31 juillet 2009 modifié relatif au diplôme d’état infirmier – annexe 5 : unités d’enseignement

[2Junco R, Mastrodicasa J. Connecting to the net generation .WASHINGTON : NASPA, 2007

[3Avilles K. If higher education listened to me. Educause review ; 40(5) : 17-28


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