jeudi 15 novembre 2007, par
L’idée de cet article est née du constat que les techniques de soin infirmier que sont la démarche de soin et les diagnostics infirmiers sont mis en œuvre de façon plutôt frustre par les étudiants. Questionnés sur leur connaissances théoriques en la matière, ceux-ci révèlent souvent une méconnaissance quasi-complète de ce champ du savoir ; au mieux ils se réfèrent à V. Henderson sans l’avoir lu… Dés lors, ils appliquent les techniques comme des « recettes » et manipulent la méthode au mieux de leurs intérêts (la note, la note !). De nombreux formateurs s’inquiètent de cette pauvreté conceptuelle ; la démarche en soin est un sujet difficile à enseigner.
Cet article est une tentative d’introduire l’approche théorique dans une perspective de formation. La tentative répond à un double cahier des charges :
Ne faire aucune concession à la simplification (vulgarisation) théorique ; nous formons des professionnels et, qui sait, des futurs chercheurs.
Trouver un appareil didactique qui permette d’éclairer sans déformer les approches des principaux auteurs.
Pour ce faire, nous avons choisi de faire massivement appel aux écrits théoriques des soins infirmiers ; mettant volontairement de côté les lectures médicales, sociologiques et psychologiques du phénomène soin. Il ne s’agit pas d’une position militante, mais d’un partis pris pédagogique : enseigner la théorie des soins infirmiers.
Certains pourront remarquer (avec acrimonie sans doute) qu’il est fait une large part aux écoles du soin scientifique nord américain. C’est dans la logique de l’approche : il n’existe pas d’appareil conceptuel, de théorie, de lois et de techniques qui ne dépendent pas étroitement de la science infirmière ; dont acte… Il en serait autrement si le projet était de montrer la construction du savoir infirmier ; mais c’est une autre histoire et nous en reparlerons un autre jour.
La question de la personne soignée
L’approche théorique des soins infirmiers est basée sur l’idée que la personne soignée est un être différent des autres objets du réel. C’est un être construit, mais jamais fini ; c’est là ce que nous appellerons le paradigme constructiviste du savoir des soins infirmiers. La théorie qui applique ce paradigme fait appel à un ensemble de concepts tels que celui de personne soignée, de milieu. Ceux-ci sont reliés entre eux par des lois (des lois de fonctionnement). Ce sont ces concepts et ces lois qui permettent de lire le réel et de prédire l’évolution de la personne soignée.
Tout cela a été développé depuis cinquante ans par les infirmières théoriciennes, c’est le fondement de la démarche en soin, des diagnostics infirmiers et ce qui justifie la formation et le travail quotidien.
Nous proposons ici d’en faire une synthèse et un commentaire général qui permette une lisibilité globale du système conceptuel des soins infirmiers. Nous avons, volontairement, mis l’accent sur la lisibilité et simplifié l’appareil critique (les citations) pour en faciliter la lecture. Il s’agit d’adopter une approche didactique qui soit à la fois exacte sur le plan théorique et lisible pour les étudiants. Le choix d’une métaphore vectorielle est particulièrement adapté à des étudiants de formation scientifique. Une approche philosophique, qui parte d’un double questionnement : qu’est-ce que soigner ? Qui est la personne que je soigne ? Est aussi possible. Ce sera, en ces pages le sujet d’un autre article…
Le concept de personne soignée : vers le savoir positif des soins infirmiers
La description la plus courante de la personne par les soins infirmiers fait appel à la notion « d’être bio-psycho-social » [1] . Ce néologisme en forme de mot composé résume un paradigme fondamental des soins infirmiers : la personne est un tout indivisible qui s’auto construit [2] .
La personne ne vit pas uniquement dans sa dimension biologique. Elle ne vit pas non plus des seules nourritures spirituelles ou de relations sociales. « La vie humaine peut avoir un sens biologique, un sens social, un sens existentiel. » [3] .
Ces sens sont retenus par d’autres disciplines. Les soins infirmiers postulent, quand à eux, que la personne se constitue autour de 3 dimen-sions essentielles (qui font partie de son essence) [4] .
La dimension biologique qui regroupe tout ce que l’homme manifeste comme corporel. Elle reprend tout ce qui est donné par l’anatomie, la physiologie médicale, la biologie etc.
La dimension psychique qui recouvre tout ce qui est du fonctionnement psychique de la personne. Elle reprend ce qui nous est donné par la psycho-logie, la psychanalyse, la psychopathologie etc.
La dimension socio-culturelle qui regroupe tout ce qui est en rapport avec la socialisation de la personne au sein du genre humain. Elle reprend ce qui est issu de la sociologie, de l’ethnologie, de la psychologie sociale.
Le concept des trois dimensions est utilisé par les soins infirmiers dans une perspective systémique [5] .
Un système est un objet qui regroupe différents sous-ensembles ; les propriétés d’un système sont différentes des propriétés de chaque élément du système pris séparément (le système est plus que la somme de ses parties). Ainsi, l’homme ne peut être réduit à l’un de ses domaines : la dimension biologique, la dimension psychique, la dimension sociale ne peuvent le résumer. [6] L’homme, en tant que système est régi par un équilibre entre ses éléments ; on ne peut décrire la personne en tant que phénomène selon une causalité simple (la causalité linéaire). Le phénomène n’est pas seulement la conséquence d’un autre phénomène, il agit lui-même sur le phénomène initial (c’est la causalité circulaire : la rétroaction ou « feed-back » »).
Les dimensions sont interdépendantes et aucune ne peut être prise en comp-te en faisant abstraction des deux autres. C’est ce que reprendra la phrase de G. Bateson : « L’individu, dans une perspective autant physiologique que psychologique, est une entité organisée unique, et ses parties ou aspects sont en rapport de modification et d’interaction mutuelle constante » » [7] .
Afin de mieux comprendre le fonctionnement de ce concept, nous ferons appel ici à une analogie sous forme d’une représentation vectorielle. Celle-ci nous permettra aussi de préciser en quoi consistent les soins infirmiers et de voir ce qui les particularisent dans le champ du soin pris de façon plus générale.
Les 3 dimensions peuvent être représentées par trois vecteurs d’origine commune disposés dans le même plan à angles égaux. Chacun des vecteurs représentant une des dimensions en valeur absolue.
- Repr ?sentation vectorielle du fonctionnement th ?orique de la personne
L’origine des trois vecteurs se déplacera dans le plan en fonction de la résultante des trois vecteurs. On comprend alors que toute modification de la valeur (en plus ou en moins puisque nous parlons en valeur absolue) entraîne une modification des coordonnées cartésiennes de l’origine.
La singularité de la personne se constitue au fil des événements qu’elle rencontre, au grès de ses processus psychiques, de ses relations sociales, de sa croissance somatique ; elle est en perpétuel devenir, elle ne peut être considérée comme constituée a priori [8]
Les modifications qui la construisent sont liées à son existence même et ne peuvent être considérées comme surgissant du néant : la personne se définit comme existentiel. Les éléments qui viennent construire la personne sont des événements existentiels. Comme tels ils ne sont ni des faits neutres ni des faits séparables de la personne à laquelle il contribuent.
Un événement existentiel peut provenir de l’interaction de la personne avec son environnement comme d’une élaboration psychique, d’une rupture somatique (une infection par exemple) ou sociale. Les événements existentiels correspondent, dans notre représentation vectorielle, à des modifications de valeur des vecteurs.
Dans notre analogie, l’origine des vecteurs figure la situation de la personne. Si nous représentons l’équilibre de la personne par une surface circulaire centrée dans le plan, nous pouvons constater qu’une modification importante d’un ou de deux vecteurs fait glisser leur origine en dehors de la surface. Cette si-tuation correspond à la situation problème des soins infirmiers. [9].
[1] Certains auteurs tendent à relier cette conception à une approche médicale particulière ; C’est ainsi M. Reynaud (Rhizome Septembre 2002 p. 8) fixe la paternité de cette approche à H. Ey et sa prospérité à la psychiatrie. Cette idée relève bien sur d’une approche très centrée sur la seule discipline médicale (une médicalisation du soin, pour être clair). Nous-nous référons ici à l’approche théorique des soins infirmiers telle que l’ont initialement développée H. Peplau et M. Rogers, bien antérieurement et de façon beaucoup plus poussées que les sources citées par M. Raynaud.
[2] OREM D. « Nursing : concept of pratice » The C.V. Mosby Company St. Louis 1991 (4é édition).
[3] Canguilhem 1971 p.155
[4] KEROUAC S. & Coll. « La pensée infirmière » ¨Paris Ma-loine 1994.
[5] ROY C. « Introduction aux soins infirmiers : un modèle de l’adaptation » G. Morin Montréal 1986.
[6] ROGERS M.E. « An introduction to the teoretical basis of nursing » J.A. Davis Philadelphie 1970.
[7] Bateson 1977 p.125 / G. Bateson est membre de « l’école de Palo-Alto » qui a renouvelé, entre autre, l’école Nord Américaine de la psychiatrie. Il est historiquement inexact d’affilier l’approche théorique des soins infirmiers à ce mouvement comme a pu le faire O.Louis (1995). Si nous prenons comme point de repère la parution de l’article de J. Austin en 1962 : « How to things with words ? » ou bien la première parution de « cognitive psychologie » de U.
[8] PARSE R.R. « man-living-health. A theory of nursing » J. Wiley & Sons New-York 1981.
[9] Il reste à savoir si cette situation d’équilibre peut être une norme ou une configuration elle-même relative à certains facteurs. C’est là un champ de recherche et de réflexion qui n’est pas encore totalement exploré.