lundi 15 janvier 2007, par
Etude et matrice de lecture
Nous avons tenté d’apporter des éléments de réponse à travers une étude réalisée dans deux instituts de formation en soins infirmiers, l’un rattaché à un établissement hospitalier public et l’autre privé. Une question unique a ainsi été posée à 359 étudiants de niveaux différents (élèves en préformation au concours d’entrée en I.F.SI., étudiants de première année, deuxième année et troisième année) : « Pour vous, qu’est-ce qu’un infirmier ? »
Chacun pouvait apporter jusqu’à dix expressions lui venant à l’esprit, les imprimés anonymes étant ramassés dans les minutes suivantes. L’intérêt d’avoir associé les candidats au concours d’entrée est de nous donner un aperçu de l’identité sociale véhiculée par les infirmiers.
Les résultats ont tout d’abord dus être catégorisés afin d’en faciliter l’exploitation par une lecture plus fine des données recueillies. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur la typologie des systèmes de valeurs proposée par Monguillon . En effet, les expressions émises représentant une identité visée, elles entraient dans les registres proposés :
Le registre humaniste : regroupe le désir de « prendre soin » de l’autre qui habite chaque postulant infirmier, renforcé par la notion de prise en charge globale du patient qui met l’accent sur la complexité de toute situation de soins.
Le registre relationnel : concerne la relation soignant-soigné et la communication permanente de l’infirmier avec l’environnement.
Le registre fonctionnel : fondé sur la productivité, l’efficacité et la performance nécessaires dans le système de santé.
Le registre technique et professionnel : comprend l’application d’actes techniques en regard de compétences et donc l’ensemble de la mise en œuvre des soins infirmiers.
Au-delà de la catégorisation, une logique d’agent (A), d’acteur (B) ou d’auteur (C) a été attribuée à chacun des qualificatifs mentionnés (Tableau des données en annexe).
Analyse des résultats :
Quelques éléments recueillis nous ont semblé intéressant à communiquer :
Prégnance d’un modèle historique :
Nous avons regroupé certaines des expressions émises sous des qualificatifs synonymes ou d’un même domaine. Les termes utilisés par les candidats au concours d’entrée et les étudiants de première année étaient similaires et orientés vers la tâche, le « faire ». Ainsi, ils ont par exemple énuméré divers actes techniques comme les injections ou les pansements au lieu de les rassembler comme leurs collègues de deuxième année sous le terme de rôle prescrit ou soin technique. Nous avons alors pu identifier que dès la deuxième année, une grande part des étudiants dépasse l’inconscient collectif d’image « d’Epinal » de l’infirmière avec sa seringue et son sourire chaleureux, prégnante dans la société. Cette image renvoie encore de façon évidente à un modèle d’identité infirmière « historique ».
Le modèle de santé issu de la médecine dont restent imprégnés la plupart des soignants, un modèle organiciste de la santé négative par absence de maladie [1] est bien représenté dans les registres fonctionnel et technique : l’infirmier de demain est encore clairement soumis au pouvoir médical. Il est vrai que quelle que soit la formation, les étudiants en stage sont au contact des infirmiers d’aujourd’hui qui sont encore nombreux dans cette logique tout en s’exprimant souvent frustrés. L’« écart entre l’idéal éthique des soins infirmiers et la possibilité de mettre en pratique » est important et peut mettre en danger l’identité infirmière par un sentiment fort d’insatisfaction [2] Certes, les conditions de travail sont telles que malgré ce que souhaiteraient les infirmiers, près de 80% de leur temps d’exercice est consacré aux actes relevant du diagnostic médical et des traitements. Mais au lieu d’habiter sa zone d’autonomie par de l’analyse, de la réflexion, de la prise de décision, de l’évaluation, de la recherche, l’infirmier se contente le plus souvent de la combler par des actes : encore une fois, l’exercice professionnel se situe dans le « faire ». Entre l’imaginaire et la réalité, l’écart est franc ... plus de vingt ans plus tard, des études montrent même la méconnaissance par les professionnels de ce qu’est le rôle propre (malgré ce que disent les professionnels lors de notre courte enquête). Nous remarquons ici que la formation n’inverse pas la tendance : le rôle propre, la marge d’autonomie n’est exprimée que par 5 à 10% des étudiants contre 50% pour les soins techniques, prescrits. Nous avons d’ailleurs inscrit le rôle propre dans deux registres ; d’une part celui humaniste, ouvert et visant l’autonomie en ce sens que ce rôle nécessite de la réflexion de la part de l’infirmier qui doit donner du sens à ce qu’il fait ; d’autre part celui technique car dans les faits, les étudiants interrogés sur le rôle propre le décrivent pour la plupart en termes d’actes qu’ils ont le droit de faire sans prescription : prévention d’escarres ...
De même, le terme « professionnel de santé » a pu être rangé dans ces deux registres car il peut être interprété par différents modèles de santé bien différents (biologique, holistique ou complexe).
Une certaine stabilité des valeurs humaines :
Aucune des réponses émises n’omettait l’un ou l’autre des registres humanistes ou technique et professionnel. Ils représentent les conceptions les plus ancrées de ce qu’est un infirmier : une personne humaine qui exécute des soins. En effet, plus de la moitié des étudiants, tous niveaux confondus, considère l’infirmier comme un soignant à l’écoute, aidant, apportant du soutien, présentant des qualités humaines d’altruisme et de tolérance et appliquant des soins techniques prescrits. Ces résultats, stables dans le temps, s’approchent de la double identité mise en avant par Marie-Françoise Collière : celle de l’infirmière, et celle de la nature de sa prestation [3]
Toutefois, cette stabilité au fur et à mesure des apports théoriques et pratiques s’inscrit dans une logique d’agent qui semble pouvoir se passer d’autonomie.
Une autonomisation difficile :
Au cours de la professionnalisation, nous pensions voir une nette évolution vers l’autonomie mais nous avons été surpris des résultats. Même si la posture d’auteur autonome n’est selon nous qu’un leurre pour l’infirmier qui se devra le plus souvent d’être co-auteur, l’étudiant semble assez peu conscient de cette logique. En effet, les expressions relevant de cette posture sont rares, alors que celle d’agent exécutant sont très fréquentes. La notion même d’adaptabilité évolue de façon surprenante avec les années d’études : de 18% en préformation, elle passe à seulement 7% en troisième année. C’est en évidente contradiction avec ce qui est manifestement attendu sur le terrain. Cela ne signifie pas pour autant que les étudiants n’y soient pas formés mais ça n’est pas un élément qui leur semble primordial dans l’identité infirmière. De même, la créativité n’est jamais énoncée en ces termes mais sous la forme de capacité d’initiative qui n’est mentionnée plus que dans 1% des cas en troisième année !
Ce qui est inquiétant, c’est que cela résonne avec ce qui est parfois entendu de la part des professionnels de santé à l’hôpital : « les infirmiers qui sortent maintenant du diplôme d’état ne savent plus rien faire ! ». D’autres données seraient à explorer pour éclairer ces remarques un peu rapides.
Nous avons choisi de sortir du classement les mentions de réflexion, analyse, synthèse, remise en question, et actions de recherche car elles ne pouvaient être cloisonnées à l’intérieur de l’un ou l’autre des registres. En effet, chacune de ces notions intervient dans les registres proposés. Elles ne concernent pas les valeurs mais interpellent la pratique réflexive nécessaire, selon nous, dès la formation pour accroître les compétences. Les étudiants semblent ici dissocier la réflexion de la pratique des soins infirmiers. Pourtant, comme Walter Hesbeen [4] , nous pensons qu’être reconnu comme infirmier repose avant tout, sur la capacité de chaque professionnel de se « vouloir soignant, c’est-à-dire d’interroger sa propre présence à autrui et, dès lors, la nature de la parole dont il est porteur et des actes qui l’accompagnent ». Si le faible résultat obtenu par l’expression de termes relevant de la réflexion (et notamment en troisième année) était attendu étant donné l’importance des termes relevant de tâches à effectuer ou de logiques d’agent ou d’acteur, il n’en reste pas moins qu’il reste décevant. La part importante prise par le travail de fin d’étude (travail de « réflexion professionnelle ») dans l’obtention du diplôme d’état infirmier depuis bientôt trois ans n’a apparemment pas influencé ce résultat. Il s’explique en partie selon nous par l’insuffisance de réflexion épistémologique et de références théoriques qui permettraient aux infirmiers de communiquer leur « art », leur science, de rendre intelligible leur exercice, de produire du savoir [5]. Comme le souligne Michel Poisson « les infirmières doivent se donner pour tâche de déployer une pensée et se doter d’un langage susceptible de la communiquer » [6]. Trop peu de professionnels ont eu accès à un cursus universitaire pour faire de la recherche et défendre la profession. La réflexion actuelle d’orientation vers un cursus universitaire en formation initiale infirmière est peut-être une voie vers une « stabilisation » des savoirs infirmiers, vers leur possible reconnaissance. A cette condition seulement l’autonomie pourra être également reconnue et donc exister. L’identité professionnelle infirmière subirait ainsi probablement une profonde modification.
Une voie vers l’éducation à la santé :
Notre expérience de terrain aurait pu nous induire en erreur : si les infirmiers d’aujourd’hui pratiquent peu d’éducation (quelles qu’en soient les causes), plus de la moitié des étudiants sont convaincus de leur rôle futur dans ce domaine de santé publique d’actualité. Mais un approfondissement de la réflexion autour du rôle de promoteur de santé, d’éducateur « en santé » est probablement à envisager. En effet, les termes « éducation » et « prévention » utilisés par les étudiants restent très souvent employés dans un désir évident de résolution de problème, avec une vision qui s’éloigne de celle de la santé globale. Ainsi, nous avons choisi de classer ces termes dans le registre technique et professionnel. Il est vrai que l’apprentissage en formation initiale infirmière est souvent centré sur celui de la résolution de problème, y compris avec l’apprentissage des « diagnostics infirmiers » ; leur dénomination prête d’ailleurs déjà à une confusion avec leur homologue médical mais nous pensons pourtant qu’ils sont l’une des voies possibles d’ouverture de la réflexion.
Une identité multipolaire à valoriser
L’étude réalisée met en évidence la complexité de la profession d’infirmier par la multiplicité et la richesse des termes employés par les étudiants. Toutefois, elle ne permet pas la mise en évidence des différents facteurs influençant la construction d’une identité infirmière conçue comme multiple par les étudiants. Cette identité nous apparaît plus comme une dialectique, une tension entre différents pôles qui ne sont pas nécessairement en contradiction. Il ne s’agit pas de choisir entre plusieurs identités mais bien de combiner ses différents aspects pour perpétuer la richesse de la profession infirmière. Ne s’agit-il pas du réel défi infirmier du « prendre soin » de demain ?
Il serait également intéressant d’analyser les contenus de formation permettant d’amener l’étudiant d’une logique d’acteur à celle d’auteur. Y a-t-il un lien entre rapidité d’autonomisation et identité personnelle ? Peut-on identifier le processus de professionnalisation mis en jeu dans la formation ou l’impact d’un nouveau programme ? Autant de questions qui nécessiteraient des recherches approfondies, l’une des limites étant fixée par le délai nécessaire pour faire changer une population de professionnels suite à une modification de programme.
La professionnalisation est un processus qui ne s’achève pas avec la fin de la formation et le début d’exercice professionnel. Selon une étude anthropologique réalisée en 1995, deux à trois années d’exercice semblent nécessaires à l’infirmier pour devenir réellement soignant [7] . Ainsi, la part d’autonomie, de créativité et d’adaptabilité à développer chez l’infirmier de demain peut évoluer. Quoi qu’il en soit, si les actes font l’objet d’un apprentissage de règles, la façon dont l’étudiant va les mettre en œuvre nécessite une part de créativité.
Pour les cadres de santé formateurs, il s’agit surtout d’amener le futur infirmier à donner du sens à sa pratique, à réfléchir, à questionner sa pratique pour accroître ses compétences et devenir auteur. Un partenariat de la formation initiale avec un cursus universitaire ne peut-elle pas les aider dans cette démarche ?
[1] Eymard C. (2004).Essai de modélisation des liens entre éducation et santé, Questions vives n°5 volume 2, Education à la santé ou pour la santé, Revue Les Sciences de l’éducation En question, Université de Provence, pp.13-34.
[2] De Bouvet A, Sauvaigne M. et al. (2005). Penser autrement la pratique infirmière, Pour une créativité éthique. Editions De Boeck université, p.7.
[3] Collière M-F. (mai 2000). Identité infirmière ...mythe ...rêve ou réalité. Revue Soins n°645, pp.40-42.
[4] Hesbeen W. (mai 2000). Identité professionnelle et pratique soignante. Revue Soins n°645, 74-76.
[5] Haute J-C. (décembre 2003). Le savoir, la technique et l’infirmière. Recherche en soins infirmiers n°75, pp.46-52
[6] Poisson M. (mai 2000). Urgent, rôle propre cherche pensée même impure. Revue Soins n°645, pp. 56-61.
[7] Véga A. (mai 2000). Comment devient-on infirmière. Revue Soins n°645, pp.47-49.