vendredi 5 janvier 2007, par
La formation des professionnels de santé doit articuler des notions parfois contradictoires ; d’une part, une technicité croissante des soins requiert des professionnels de plus en plus spécialisés, d’autre part il est demandé aux soignants de faire preuve de plus d’humanité et donc d’être plus performants dans le domaine des relations humaines. Dans le même temps, la demande de santé semble s’orienter vers une préoccupation accrue de santé publique en matière de soins de prévention. A ce contexte s’ajoute la pénurie de médecins à laquelle le système de santé doit faire face.
Ces divers facteurs ne font que confirmer la nécessité de disposer notamment de professionnels infirmiers capables d’adaptabilité. Ces données interviendront probablement dans le nouveau programme des études conduisant au diplôme d’Etat infirmier attendu prochainement.
Toutefois, la compréhension de l’identité professionnelle des infirmiers ne peut être dissociée de celle des évènements sociologiques, économiques et politiques autour desquels elle s’est construite [1]Certains soignants parlent de double identité ou d’identités multiples de l’infirmier. Mais dans la réalité, quelle est celle construite par les futurs professionnels infirmiers, étudiants d’aujourd’hui ? Qui deviennent-ils au travers de ces trente huit mois pour apprendre à « soigner » ?
Une formation initiale
La finalité de la formation est de permettre à l’infirmier d’assumer chacun de ses rôles en tenant compte des aspects éthiques et juridiques de sa profession. Deux rôles sont notamment reconnus à l’infirmier, un rôle prescrit et un rôle propre. Ce dernier est mis en œuvre à l’initiative de l’infirmier et recouvre les soins liés aux fonctions d’entretien et de continuité de la vie et visant à compenser une diminution d’autonomie d’une personne. [2]L’apprentissage de ces rôles passe par une alternance de cours théoriques à l’I.F.S.I. et de stages dans des spécialités diverses.
Le programme des études de 1992 insiste sur le concept de polyvalence de l’infirmier, lequel doit bénéficier d’une « meilleure reconnaissance sociale grâce à un savoir lui permettant d’affirmer une réelle professionnalisation. [3]
Les principes pédagogiques de ce programme visent le « développement de la créativité et de la faculté d’adaptation en adéquation avec la diversité des lieux d’exercice et avec l’évolution des sciences, des techniques et des besoins de santé ». Toutefois, la lecture de plusieurs projets pédagogiques d’Instituts de Formation en Soins Infirmiers (I.F.S.I.) nous apprend que les modalités d’application de ces principes diffèrent grandement d’un institut à l’autre.
Les étudiants rencontrés sur les lieux de stage, d’un même institut et d’une même année d’étude, présentent également entre eux des différences importantes dans leur construction identitaire.
D’une identité personnelle à une identité professionnelle
La population d’étudiants infirmiers est très hétérogène. Elle regroupe des personnes de 17 à 50 ans, majoritairement féminines (80 à 90% de femmes), d’origines diverses : des « primo-étudiants » qui viennent de passer le baccalauréat, des personnes ayant suivi des études ou formations diplômantes ou non, des professionnels de santé (Aides-soignants, auxiliaires de puériculture) ou ayant exercé dans des secteurs très variés (commerce, industries, ...). Tous possèdent une identité personnelle propre et une conception de la profession en rapport avec leur identité, leur culture, leurs expériences, leur histoire de vie ... Selon Bourgeois, [4] « Tout individu qui arrive en formation dispose de représentations, conceptions et connaissances préalables qui auront une influence importante sur les acquisitions ultérieures ». Les étudiants vont donc évoluer individuellement de façon différente au cours de la formation. Ils ont une identité personnelle, reconnue par les autres [5] et ils vont également rechercher la reconnaissance de cette nouvelle identité qu’ils visent ; l’identité montre effectivement deux pôles [6] :
Identité pour soi : ensemble de caractéristiques que l’individu reconnaît comme siennes, qui résulte d’une dialectique entre l’identité héritée (de sa famille d’origine) et l’identité visée ;
Identité pour autrui : il s’agit des attitudes que ce collectif prend à l’égard de l’individu.
L’identité se construit et se transforme à travers de multiples interactions du sujet avec son environnement [7] La formation professionnelle va donc représenter un modèle de la socialisation conçue à la fois comme une initiation, au sens ethnologique, à la culture professionnelle et comme une conversion, au sens religieux, de l’individu à une nouvelle conception de soi et du monde, bref une nouvelle identité [8]
Trois mécanismes de socialisation professionnelle sont décrits et retrouvés dans la formation initiale infirmière :
Phase d’immersion dans la culture professionnelle avec identification progressive du rôle ; ce processus passe par une confrontation et une négociation permanente entre la réalité et l’idéal.
Installation dans la dualité entre le modèle idéal et le modèle pratique (dignité de la profession, image, sa valorisation symbolique et les tâches quotidiennes) ; dans le cas de la formation, il s’agit d’une identification anticipée à un groupe de référence auquel ils souhaitent appartenir dans l’avenir. Dès le début de la formation, les cours théoriques se succèdent pour montrer à l’étudiant ce qu’est un infirmier et quelle est sa pratique : textes législatifs encadrant la profession et ses rôles, éthique, valeurs humaines communes aux soins infirmiers, théories de soins infirmiers, techniques de soins ... Ces enseignements vont venir orienter l’identité visée par l’étudiant. Cette première étape du processus d’identification passe par une soumission aux règles professionnelles, notamment par un modèle piagétien d’assimilation- accomodation. Ce désir de modélisation est d’ailleurs particulièrement visible lors des premiers stages des étudiants.
Phase de conversion ultime avec ajustement entre sa conception de soi et les possibilités offertes par la profession envisagée ; distinction entre les normes idéales et formelles transmises par la formation et les normes pratiques et informelles consolidées par l’expérience professionnelle. Ainsi, le processus de construction identitaire va amener l’étudiant à être à la fois identique et différent.Chaque I.F.S.I. a ainsi une responsabilité importante de « marquage identitaire ».
Pour synthétiser, il s’agit bien d’une dialectique, d’un mouvement entre deux processus opposés :
Un processus d’assimilation ou d’identification ;
Un processus de différentiation appelé aussi identisation, [9]qui devrait survenir avec l’affranchissement progressif de l’étudiant infirmier ;
Cette dernière phase survient avec l’autonomisation de l’étudiant infirmier et devrait l’amener à questionner sa pratique, à devenir auteur de son identité professionnelle.
Un travail paru en 1996 met en évidence trois domaines qui influencent l’acquisition de l’identité professionnelle infirmière : le champ de l’étudiant, celui des professionnels et celui des compétences spécifiques [10]
Mais quelle identité a donc le groupe infirmier auquel l’étudiant s’identifie ?
Le poids d’une histoire
Pour comprendre l’identité infirmière, comme le paradigme infirmier [11]), il est important de connaître notamment la culture, les modèles dans laquelle il s’insère et l’histoire de la profession. Freud dirait, il faut « connaître les murs de sa maison pour s’y cogner moins ». En effet, les origines de la profession infirmière sont chaotiques. [12]De l’antiquité au moyen âge, avec l’accord implicite de la société, la femme exerce des soins à partir de savoirs empiriques, [13]non transmis par écrit, car les femmes ne maîtrisaient pas l’écriture. Ensuite, les pratiques de ces femmes vont être diabolisées par l’Eglise qui va contrôler les soins corporels. Le groupe professionnel des infirmières n’a vu le jour qu’à la fin du XIXème siècle. [14]
Héritier d’un lourd passé religieux, il lui a fallu organiser la relève. Les initiatives privées (notamment par la Croix Rouge) dépassent souvent les efforts publics. Le personnage infirmier laïc n’apparaît donc qu’à la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Pensée comme une fonction devant servir le médecin, l’infirmière voit donc le jour par et pour le médecin. Les caractéristiques attendues de cette nouvelle fonction d’infirmière resteront longtemps ancrées dans la culture [15] : : être capable de relayer le médecin, être d’une morale irréprochable, être laïque, être dévouée au médecin et au malade, être une femme, être vecteur de promotion sociale.
En 1922, un premier décret institue un diplôme de capacité professionnelle permettant de porter le titre d’infirmière diplômée de l’Etat français. Ensuite, jusqu’à la deuxième guerre mondiale, la profession va progressivement s’organiser. Dès 1946, le gouvernement propose une définition de l’infirmière et fixe les conditions d’exercice. Les infirmières restent dans l’ombre des médecins. Après 1968, l’hôpital devient une entreprise et les techniques s’alourdissent. Ayant banni le rôle de la « bonne sœur », les infirmières ont peu à peu intégré un rôle plus gratifiant, délégué par les médecins : le rôle technique. Avec le nouveau programme de 1972, l’infirmière passe d’auxiliaire médicale qualifiée à éducatrice de santé. « L’art de soigner » s’est longtemps confondu avec « l’art de guérir" [16] Pour autant, elle reste une simple exécutante des décisions médicales. En 1978, une nouvelle conception vient élargir les soins infirmiers : un « rôle propre » est attribué aux infirmiers. Cette reconnaissance est un pas important pour le service infirmier qui peut ainsi commencer à affirmer son existence.L’identité infirmière n’est-elle aujourd’hui définie que par opposition au pouvoir médical ?
Quoi qu’il en soit, de Nightingale (1859) à Hesbeen (1997), ce sont bien les mêmes concepts qui semblent faire consensus au sein de la discipline infirmière. En ce qui concerne le soin, sa conception humaniste ne peut être envisagé qu’à partir d’un ensemble de pensées, opinions, croyances, de valeurs qui appartiennent à l’individu et à son environnement . Pour le médecin, l’objet de soin est le plus souvent la maladie, pour l’infirmière, le soin se définit entre « faire des soins » et « prendre soin » [17] Le poids historique de notre profession hante-t-il encore notre mémoire collective ?
Certains pensent que l’infirmier ne relève plus de cet inconscient collectif qui l’assimile à un cliché de dévouement et de soumission au médecin [18]Mais l’identité reconnue par les textes et la littérature débutante prouvent-ils cela ? Il faudra du temps pour que le savoir infirmier relégué au profit d’une science médicale toute-puissante puisse être explicité et valorisé.
Identité infirmière et construction identitaire au présent
Depuis plus de vingt ans on entend parler de crise identitaire ou d’équilibre instable. Il est vrai que l’identité ne devient une préoccupation et un objet d’analyse que « lorsqu’elle ne va plus de soi, que le sens commun n’est plus donné d’avance et que les acteurs n’arrivent plus à s’accorder sur la signification de la situation et les rôles qu’ils sont censés tenir. » [19] Le changement de repères dans un système en constante évolution, la perte de modèles antérieurs provoquent une certaine incertitude, un déséquilibre.
En demandant l’instauration officielle d’un rôle propre, les infirmiers cherchaient la reconnaissance d’une zone d’autonomie voire d’indépendance dans leur exercice. Mais aujourd’hui, les infirmiers ont toujours une autonomie limitée : du point de vue juridique comme sociétal, le pouvoir est resté médical.
Pourtant, l’autonomie semble être l’une des finalités de la professionnalisation, en tous cas, celle voulu par les professionnels.
Nous avons interrogé trente-cinq professionnels de santé (infirmiers en soins généraux hospitaliers et extra-hospitaliers, infirmiers spécialisés, masseurs-kinésithérapeutes, aides-soignants, cadres de santé) pour qu’ils nous précisent comment, selon eux, se construit l’identité du professionnel. Un classement des réponses parmi celles proposées était demandé. Les résultats sont les suivants :
1 Par l’appropriation du rôle propre
2 Par le partage de mêmes valeurs
3 Par le développement d’une attitude professionnelle en fonction de l’éthique
4 Par l’élaboration d’un raisonnement
5 Par la connaissance de techniques à utiliser en fonction des pathologies
Ainsi, les étudiants infirmiers, pour devenir professionnels, doivent apprendre à prendre des initiatives, à s’émanciper pour prendre seul des décisions adaptées.
Il semble évident qu’à l’intérieur d’un domaine spécialisé tels que les soins infirmiers, on ne peut s’adapter et créer sans posséder déjà le savoir-faire technique. Or tout soin est singulier et unique alors ne devient-on pas infirmier en même temps qu’on devient adaptable et créatif ?
Ces deux notions d’adaptabilité et de créativité nous renvoient à la posture d’auteur au sens d’Ardoino [20] : l’étudiant doit apprendre à s’autoriser, « à se situer lui-même comme étant à l’origine, à la source de son propre devenir ». Mais la formation initiale d’aujourd’hui permet-elle un apprentissage dans cette logique ? Comment évoluent les étudiants en soins infirmiers au cours de leur formation en regard des postures d’agent, d’acteur et d’auteur ? Ont-ils déjà entamé une évolution nécessaire dans le contexte actuel ? Quelle identité construisent-ils ?
Article écrit dans le cadre d’un Master 2 de Sciences de l’Education.
[1] Magnon R.. Les infirmières : identité, spécificité et soins infirmiers, le bilan d’un siècle, éditions Masson, Paris, 2001
[2] Décret 2004-802 du 27 juillet 2004 - Code de la santé publique
[3] Annexe à l’arrêté du 23 mars 1992 modifié, modifiée par l’annexe à l’arrêté du 28 septembre 2001, Recueil des principaux textes, Formations de santé, référence 531 001, éditions Berger-Levrault.
[4] Bourgeois E. (1996). Identité et apprentissage. Education Permanente n°128, 3ème trimestre,
[5] Sainsaulieu R. (1988). L’identité au travail. Références académiques. Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 3ème édition Presses de Sciences Po, 1996.
[6] Dubar C. (2003). Se construire une identité, Former Se former Se transformer. Revue Hors série Sciences humaines n°40, pp.44-45.
[7] Dubar C. (1991). La socialisation : construction des identités sociales et professionnelles, Paris : éditions Armand Colin.
[8] Hugues cité par Dubar ibidem
[9] Tap P. (1998). Marquer sa différence, Entretien avec Pierre Tap. L’identité. L’individu, le groupe et la société, coordonné par Jean-Claude Ruano-Borbalan, éditions Sciences humaines.
[10] Becouze et Chaudon cités par
Schindelholz P. (février 2006). L’identité infirmière existe-t-elle ? Revue Soins Cadres n°57
[11] Marchal A., Psiuk T. (2002). Le paradigme de la discipline infirmière en France. Comprendre, pratiquer, enseigner et apprendre. Paris : éditions Seli Arslan.
[12] Poisson M. (1998). Origines républicaines d’un modèle infirmier, histoire de la profession infirmière en France. Editions Hospitalières.
[13] Catanas M. (2002). Evolution socio historique de la fonction cadre de santé. Analyse des éléments d’influence des problématiques actuelles. Portail internet : cadredesante.com.https://www.cadredesante.com/spip/article.php3?id_article=53
[14] GRIPI (Groupe de recherche inter-professionnel sur la profession de l’infirmière) (1986). L’identité professionnelle de l’infirmière. Paris : éditions du Centurion.
[15] Debout C. (novembre 2005). La profession infirmière en France : du projet médical à l’émergence d’un projet disciplinaire infirmier. Revue Soins n°700, p.36.
[16] Magnon R.. Les infirmières : identité, spécificité et soins infirmiers, le bilan d’un siècle, éditions Masson, Paris, 2001
[17] Hesbeen W. (2002). Prendre soin à l’hôpital. Concept : la qualité du soin, inscrire le soin infirmier dans une perspective soignante, Paris : Inter éditions Masson.
[18] Schindelholz ibidem
[19] Pollack M. (1990). L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Métailié.
[20] Ardoino J. (2000). Les avatars de l’éducation, problématiques et notions en devenir. Education et Formation, pédagogie théorique et critique. Paris : Presses Universitaires de France.