De novice à expert : le processus de professionnalisation (2/2)

mercredi 16 février 2005, par Charlaine Durand

Les algorithmes professionnels, un tremplin vers la professionnalisation

Nous avions conclu dans l’article sur les algorithmes professionnels infirmiers, que le professionnel avait dépassé leur simple application à la résolution de problème et recherche de solutions, et qu’ils étaient en fait, un tremplin à sa professionnalisation.
Nous développerons donc ce postulat dans cette seconde partie de cet article.

Le professionnel n’utilise donc plus cette démarche pour prendre ses décisions ? [1] Ou subit-elle des modifications à la faveur d’une capitalisation de l’expérience ? Quelles expériences, quelles connaissances sont ainsi capitalisées et pour quels savoirs ?

Si les exercices d’apprentissage de démarche de soins contribuent à la construction d’une logique d’analyse par les liens qu’ils exigent de faire, ils développent la capacité de tenir compte à la fois du passé, du présent et d’un avenir plausible pour un problème considéré. Ils constitueront des schèmes.
Au fil des cas rencontrés, ces schèmes tisseront entre eux des liens capables de créer du savoir infirmier.
Ce savoir visible dans le savoir faire adapté, le savoir être (qui nécessite du savoir) mais aussi dans le type de décision prise, constitue l’habitus [2] du professionnel.

L’habitus professionnel : c’est la somme des entreprises réussies et des erreurs analysées avec son lot d’actions correctives. Il constitue une base de savoirs expérientiels capitalisés et réactualisés sans cesse (qui pourront éventuellement lui permettre d’intervenir sur l’erreur d’un autre).

La construction de l’habitus du professionnel : la professionnalisation se tient là

Ces centaines de liens construits pendant tout ce temps d’apprentissage en stage et à l’IFSI mais surtout dans l’exercice professionnel après l’obtention du diplôme, vont se comporter comme des savoirs savants à part entière.
Le professionnel face à une situation effectue un recueil de données (nous avions vu que le formateur est à la recherche d’indice pour tenter de cerner la situation). L’analyse est non seulement automatisée parce que certains liens sont immuables, mais elle va aussi se nourrir de ce savoir clinique expérientiel, ce savoir de situations parentes capitalisé.

Suivant l’évaluation des besoins constants du malade, de l’évolution de son état et de l’importance de ses réactions aux traitements, l’infirmier décidera de maintenir ou d’interrompre au besoin le traitement prescrit et/ou de faire appel à la compétence médicale. Tant il est vrai que l’infirmier est le seul à assurer une présence continue auprès de la personne soignée, alors que celle du médecin est transitoire.

Il est indéniable que la pratique de l’infirmière fait appel à un cadre de connaissances qui déborde largement celui qui lui est dispensé formellement à l’IFSI.
N’oublions pas que « l’objet » de son travail comme le définissait l’OST [3] nécessite une construction continuelle de la situation de soins pour pouvoir y répondre avec pertinence.
Quelle que soit la pathologie présentée par la personne, chaque individu a une expression personnelle des symptômes du tableau clinique communément admis pour une pathologie. Du fait de cette expression personnalisée des éléments de la sémiologie des pathologies, de la réponse aux thérapeutiques mises en place et des complications qu’il va, ou risque de présenter (elles sont elles aussi uniques, voire peuvent être exceptionnelles), chaque situation de soin est incomparable tant par l’unicité de l’individu, que par les variables qui constituent chaque situation.

Pourtant, malgré cette impossibilité de connaître à l’avance les particularités de chaque individu, le vécu quotidien avec chacune des personnes prise en charge, lui permet de se constituer une « carte d’identité », quand aux types de réactions qu’elle mettra préférentiellement en oeuvre en cas de complication.
On comprend dès lors que le raccourcissement des hospitalisations, mais aussi un turn over important dans l’équipe infirmière, sont des éléments qui ne concourent pas à une prise en charge optimum des patients que peut offrir le professionnel infirmier.

Si l’on prend par ailleurs les compétences nécessaires à l’exécution d’un acte de soins technique, sans doute le mode procédural peut être accepté comme ne présentant que peu de variantes (stéréotype relatif). Mais il est inévitablement accompagné d’autres soins indirects comme l’observation de la personne, la prise en compte des informations que cette dernière apporte, des besoins qu’elle exprime et des moyens d’y répondre, des informations nécessaires à lui apporter pour obtenir une bonne compliance.

Pour chaque action, en plus des données multiples contenues dans la situation que nous venons de voir, d’autres connaissances relevant du champ de la déontologie, de la législation professionnelle, des missions du service dans lequel ce professionnel s’inscrit [4], viennent s’ajouter pour pouvoir augmenter la pertinence et la professionnalité des décisions prises.

Les évaluations des actions qu’il a précédemment menées, le professionnel les intériorise comme données savantes et profite ainsi d’un savoir personnel disponible qui va le guider dans le choix d’actions qui présenteront le meilleur rapport bénéfices/risques (encourus par le patient), en cas de difficultés du processus d’abduction (prendre le risque moindre et non le moindre risque).

La place et le rôle de l’infirmier lui étant mieux acquis, le professionnel va pouvoir intégrer des données supplémentaires : les habitudes d’action du service.

Pour le même type d’actions dans une autre unité, s’il existe des différences protocolaires, ses compétences seront réinterrogées et nécessiteront une réactualisation. Il existe bien un profil de compétence suivant les « habitudes » du service, et ceux qui s’en approchent le plus sont considérés comme les plus compétents (plus le professionnel sera conforme aux schémas -plus ou moins conscients- d’actions élaborées dans l’unité où il travaille, plus il sera considéré comme compétent.).

Lorsque l’étudiant sort de l’IFSI avec son diplôme en poche, beaucoup de son savoir est encore parcellaire, morcelé en modules. Pour une même situation il peut posséder en mémoire autant de schème d’actions différentes que de professionnels qu’il a vu répondre à cette situation « semblable » ou en tout cas parente.

Ce n’est qu’en répondant lui-même à cette situation qu’il va construire un « référentiel » personnel sur ce type de situation, en conjuguant aussi tout ce qu’il en a entendu dire avec tout ce qu’il a vu s’y faire. Il lui est nécessaire de s’approprier ces connaissances de façon active.

Le professionnel a donc intégré des schèmes d’analyse et de soins au fil de son expérience. Cet habitus prend la place du savoir théorique scolaire. Il apprend aussi de l’expérience de ses pairs. Le partage d’expérience permet de questionner ses schèmes et d’intégrer quelques fois dans l’analyse, une dimension à laquelle il n’avait pas pensé.

Il n’exclut pas cependant l’acquisition nouvelle de tout savoir savant théorisé.
Au contraire, une compétence n’est pas quelque chose d’immobile. Elle se développe en se nourrissant.

Maintenir vivantes les compétences

Le professionnel peut cependant présenter deux attitudes nuisibles au maintien de ses compétences malgré les expériences quotidiennes auxquelles il est confronté :

  1. La routine
    L’individu a su pendant un moment, apporter des mesures correctives à une situation, une adaptation de sa pratique qui a donné des résultats satisfaisants. Cela lui a permis de maintenir un fonctionnement mental économique et de trouver une sécurité personnelle. La conscience professionnelle impose une remise en question qui demande d’interroger continuellement sa pratique.
    Il peut ne plus tenir compte des différents éléments qui permettaient d’adapter au mieux les actions face à une situation, une personne particulière. Il se sert donc seulement de ses acquis expérientiels et tient pour « ficelle » ou « recette » des attitudes professionnelles qui finissent par se rigidifier jusqu’à devenir de l’incompétence à cause de l’absence de ces micros adaptations.

  2. L’incompétence par lacunes de connaissances professionnelles.
    Une compétence s’appuie nécessairement sur des savoirs savants et dans les sciences des soins plus que jamais. Le soin est une activité sur le vivant, il est donc sujet à évolution.
    L’évolution du matériel, des connaissances, le changement des choix d’actions pour certains soins (pour exemple, celle de la prévention des escarres est éloquente) doivent pousser à l’actualisation des compétences.

Une compétence dépassée n’est plus une compétence. La compétence ne supporte aucune attitude nostalgique à son égard [5].
Une compétence qui n’est pas nourrie, entretenue, meurt. Elle demande pour ce faire une attitude réflexive de la part de son détenteur.

Cette attitude réflexive est à initier dès les études professionnelles de base. Nous l’avons déjà vu au sujet de l’acquisition d’un schème d’action (la pose d’une perfusion), le développement de la capacité à réfléchir sur sa pratique, sur le sens de ce que l’on fait est primordial à une professionnalisation de qualité. Elle est le gage d’une éthique du soin possible.

La professionnalisation : une évolution complexe et progressive des savoirs

La professionnalisation nécessite absolument cette capacité d’auto-analyse afin de pouvoir développer la compétence du « juger par soi-même ». Une capacité d’adaptation est un élément incontournable au vue de la richesse des types d’exercice offerts mais aussi de l’évolution des connaissances du milieu dans lequel le professionnel va évoluer.

Et ce processus se réalise sur des années jusqu’à atteindre l’expertise qui, ne nous leurrons pas, est très spécifique à un champ de connaissances donné.
Comme le disait ironiquement un médecin qui présentait sa profession à un public de lycéen, à l’occasion d’un forum métier : « Le professeur en médecine passe des années à étudier un seul organe ou une seule pathologie... normal qu’il finisse par les connaître par coeur et donc devenir un expert sur le sujet... ».

Un étudiant que l’on a pas entraîné à réfléchir sur ses actions, autant à l’IFSI que sur les terrains de stage, n’aura pas développé ni esprit critique, ni curiosité professionnelle au risque de remettre en cause l’acquisition d’une conscience professionnelle, voire la professionnalisation des compétences acquises pendant ses études. On entrevoit ici les limites de la VAE avec cette profession.

Conclusion

Répondre donc à la question initiale : « Le novice infirmier peut-il et doit-il être considéré comme un professionnel lorsque son cursus a été sanctionné par un diplôme professionnel ? » n’est donc pas simple.

Certes, durant ses années d’études, l’étudiant a normalement intégré des connaissances (savoirs savants) professionnelles et certaines compétences sont nées ou sont en cours d’élaboration.

Nous avons aussi vu dans notre exposé que le mode pédagogique choisi et le fait de centrer les choix pédagogique sur le développement d’une attitude refléxive quant à sa posture professionnelle, était déterminante pour le développement de compétences.

Le novice est un acteur de santé ayant un potentiel professionnel. Mais on ne peux affirmer qu’il est professionnel comme l’entend la profession lorqu’elle évalue l’un de ses pairs en exercice depuis un certains temps. Les compétences professionnelles sont encore en construction.

Le diplôme ne sanctionne que l’acquisition de connaissances théoriques ainsi qu’un potentiel à devenir professionnel (acquisition de la logique de diagnostic, d’élaboration d’un plan de soin, de capacités d’organisation, intégration des règles professionnelles...). L’évaluation finale (DE) juge d’un potentiel à devenir, mais n’est pas l’évaluation d’un « professionnel » à proprement parler.

La professionnalisation nécessite que l’individu ait repéré et intégré la culture de sa profession quant aux valeurs retenues et servies (la profession infirmière est centrée sur les droits et l’autonomisation de la personne), mais aussi la façon de raisonner, de poser et de résoudre les problèmes.

Attitude réflexive, compétences professionnelles, conscience professionnelle, posture et valeurs professionnelles sont des composants importants de l’identité professionnelle infirmière. Initiés à l’IFSI, ils se développent avec le temps et l’expérience professionnelle.

L’infirmier, ce professionnel d’un « métier impossible » est en construction perpétuelle de compétences, par le fait, d’une part, de l’unicité des bénéficiaires de ses actions, le « sujet de soin » et d’autre part, qu’une compétence est toujours contextualisée.



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Bibliographie :

Sur le site de Université de Genêve - Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation - Sciences de l’éducation.

Ph. Perennoud « Compétences, habitus et savoirs professionnels » 1974.

Ph. Perrenoud « Savoir réfléchir sur sa pratique, objectif central des enseignants ? » 1998

Ph Perennoud « Du concret avant toute chose... ou comment faire réfléchir un enseignant qui veut agir ». 1999.

Ph Perennoud « De la réflexion dans le feu de l’action à une pratique réflexive ». 1998.

Philippe Perennoud « Construire un référentiel de compétences pour guider une formation professionnelle » , 2001, « www.inige.ch »

Marc St Pierre « Relève des ressources humaines, réforme du curriculum et formation continue : un ménage à trois obligé » Avril 2001, « www.cahier-pedagogiques.com ».

Marlyse Pollinel, Jean Rouiller « Faire appel l’auto-évaluation pour développer l’autonomie de l’apprenant », Avril 2001 (Accompagner, une idée neuve en éducation), « www.cahiers-pedagogiques.com »

Guy le Boterf « De quel concept de compétences avons-nous besoin ? » Février 2002, Soins cadre n°41.

Regine Teulier « Construire ensemble des connaissances pour nourrir les compétences », Février 2002, Soins cadre n°41.

Mercédes Chaboissier, Dominique Letourneau « De la notion de compétence à celle de validation des acquis », Février 2002, Soins cadre n°41.

Bernard Calon « Espace de parole et élaboration de compétences », Février 2002, Soins cadre n°41.

Chantal Cateau « A propos des compétences collectives », Février 2002, Soins cadre n°41.

Richard Wittorski « Le développement des compétences individuelles et collectives, Février 2002, Soins cadre n°41.

Annick Penso-Latouche « Pour en finir avec le savoir être », Février 2002, Soins cadre n°41.

Christian Batal « L’évaluation des compétences et ses enjeux », Février 2002, Soins cadre n°41.

Dominique Lemenu « Enseigner ou apprendre des compétences ? », Février 2002, Soins cadre n°41.

Jean Duhart et Jacqueline Charton-Brassard « Réforme hospitaliàre et soin infirmier sur ordonnance médicale ». Revue française de sociologie


[2« Système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perception, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce au transfert analogique de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme ». P. Bourdieu,« Esquisse d’une théorie de la pratique » (p178-179), Doz Genève. 1972)

[3l’Organisation Scientifique du Travail, dans les années ’70, avait pour objectif concernant le soin infirmier hospitalier, d’obtenir un rendement maximum pur un coût minimum

[4que l’étudiant ne peut encore mobiliser parce qu’il est encore englué dans les étapes procédurales

[5Nous voyons ici l’abérration constitutionnelle de conférer des compétences professionnelles « à vie », puisque dans notre système de santé, le diplôme initial suffit à l’exercice professionnel sans réactualisation des connaissances à prouver, ni d’évaluations des compétences prévues en cours de cursus professionnel. En cela, le rapport du professeur Matillon ( « Modalités et conditions d’évaluations des compétences professionnelles des métiers de la santé », Pr. Y. Matillon, Août 2003) soulève une réalité qui est en décalage avec les responsabilités mise en oeuvre par les professionnels et les récentes lois de défense de l’usager de la santé. La formation continue de réactualisation de connaissances n’est valable que si elle est effectivement réinvestie... et suivant la teneur de celle-ci.


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