vendredi 18 mars 2011, par
Le temps où le soin pouvait être dispensé à tous, sans que la question du coût économique n’interfère dans les décisions, aura été une parenthèse dans l’histoire de la santé. Les établissements de santé sont confrontés, aujourd’hui, au défi d’assurer des soins de qualité dans un contexte de contraintes budgétaires drastiques.
Avec l’arrivée de la T2A (Tarification A l’Activité) en SSR (Soins de Suite et Réadaptation), les soignants, formés à une approche holistique de la prise en charge, naviguent dans ce contexte difficile en se demandant parfois quel sens donner à leur travail. Dans quel dilemme se trouve le soignant aujourd’hui en SSR ? Quelles sont les pistes de réflexions pour le cadre de santé au regard des nouvelles dispositions économiques ?
Quelles sont les particularités du soin en SSR ?
Le soin en SSR suit des modèles conceptuels [1] qui orientent la prise en charge du patient : la réadaptation se situe dans un méta modèle plutôt systémique et holistique qui considère la personne comme un tout plus grand que la somme de ses parties. Certaines approches conceptuelles se prêtent bien à l’univers de la réadaptation comme l’approche humaniste centrée sur l’écoute et la vision positive de l’homme ou l’approche biopsychosociale portée par Patrick Fougeyrollas….
L’approche en SSR nécessite aussi une concertation pluridisciplinaire ciblée et efficace autour de la problématique du patient afin de composer avec la complexité de l’être humain. L’échange entre les professionnels gravitant autour du patient est primordial pour enrichir les choix thérapeutiques proposés.
Quelles sont les représentations des imputations étiologiques de la maladie pour le soignant en SSR ?
Pour François Laplantine, anthropologue, deux visions s’opposent et se complètent : une approche ontologique, centrée sur la maladie, avec une conception assez géographique de la pathologie, et une vision fonctionnelle, centrée sur l’homme malade, avec une conception plutôt historique de la pathologie.
La représentation de la maladie en réadaptation suit plutôt une approche fonctionnelle. Cette approche est initiée pendant les études des rééducateurs et façonnée durant l’exercice de leurs professions. C’est une médecine plutôt centrée sur l’homme malade avec une approche holistique du patient [2].
Dans quel contexte est distribué le soin aujourd’hui ?
La problématique contemporaine est marquée par le spectre du vieillissement de la population, l’avancée technologique médicale très coûteuse et l’augmentation des pathologies chroniques. Ces évolutions sont à l’origine d’un déficit croissant de l’assurance maladie qui pose des problèmes récurrents de financement et limite les ressources disponibles pour financer à l’avenir d’autres besoins sociaux.
Il y a une tension permanente entre le bien collectif et le bien individuel qui oriente les choix économiques de notre société. En effet, l’économie est la gestion des ressources rares. Des choix de production, de consommation et de répartition tant au niveau individuel que collectif sont donc à faire. Comme ces choix à faire concernent l’Homme, l’économie et l’éthique forment un duo indissociable. Les choix économiques en matière de santé se doivent d’être éthiques.
Comment le soignant envisage-t-il son travail dans la gestion de la tension entre le bien collectif et individuel ?
Pierre le Coz [3] nous explique qu’il existe un conflit de valeurs pour le soignant. Il est pris entre son souci de dispenser au patient qui lui fait face, le soin le meilleur possible, tout en aillant conscience qu’il faut une distribution rationnelle des ressources pour que le système sanitaire soit viable. Cependant, la balance penche plus souvent vers le bien individuel apporté au patient parce que la compassion pour le patient, véhicule une charge émotionnelle plus forte que le souci d’une distribution rationnelle des ressources sanitaires pour la collectivité. C’est pourquoi le soignant construit une représentation de son travail, de son rôle, comme une aide apportée à l’individu qui lui fait face dans la relation de soin, bien plus que comme une contribution à un bien collectif.
Pourquoi les représentations de la T2A et du soin en SSR s’opposent-elles ?
L’éclairage théorique apporté par l’étude des représentations sociales est très aidant pour mieux comprendre la position du soignant face aux dispositions économiques actuelles. Il est intéressant de mettre en lien les deux grandes tendances des imputations étiologiques de la maladie avec le fonctionnement de la T2A. La T2A, modèle de rétribution financière des hôpitaux, définit le prix d’une hospitalisation pour une pathologie, une opération, un ensemble d’actes effectués sur ou, pour le patient. Depuis 2005, l’activité des courts séjours des hôpitaux publics et privés est financée par la T2A. Cette nouvelle tarification a pour but de fonder le financement des établissements en fonction de leur activité, celle-ci étant décrite par groupe homogène de séjours (GHS) et groupe homogène de malades (GHM). La réadaptation avec la psychiatrie sont les derniers secteurs concernés. L’une des raisons peut être imputée à la difficulté pour les financeurs à homogénéiser des séjours de patients tous différents les uns des autres. L’approche ontologique, centrée sur la maladie, sa localisation géographique et la logique économique sont peut être plus en phase. La vision fonctionnelle, centrée sur l’homme malade et son histoire est certainement plus difficile à évaluer en matière de « groupe homogène de malades ». Aussi est-il si difficile de « coter » au plus juste une prise en charge de ce type.
Quelles sont les conséquences pour le soignant ?
Le système de rétribution financière des établissements de soin, symbolisé par la T2A, représente un système complexe qui demande au soignant de décomposer le soin en une suite d’actes « cotables ». Le soignant de SSR formé à une approche globale doit composer avec un mode de rétribution plutôt analytique. Les représentations des dispositions économiques actuelles et la représentation que le soignant a de son rôle semblent donc en contradiction. Ce dilemme inconfortable, dans lequel est le soignant, l’amène à se questionner sur le sens qu’il donne à son travail. Dans un contexte contraint, il est important de pouvoir donner de la cohérence aux actes pour créer du sens. Le sens se construit et s’ancre dans une culture. Le soignant en SSR a façonné son identité soignante au fil de son apprentissage mais aussi au sein d’un groupe de soignants portant le même idéal de soin que lui. La T2A fait alors « vibrer » la fonction identitaire de la représentation, que le soignant a de son rôle, l’amenant à se questionner sur le sens profond de ce pourquoi il travaille.
Quelles sont les pistes d’actions pour le cadre ?
Le travail du cadre relève alors du défi. Il est à l’articulation de deux logiques : une logique gestionnaire en faveur de la maîtrise des coûts et du bien collectif et une logique soignante qui valorise le « prendre soin » individuel et ses valeurs. Il jongle, tour à tour, avec deux visions de la maladie et du malade.
Cependant il est un élément primordial pour donner de la cohérence au système de santé contraint que nous connaissons. La théorie des représentations sociales nous dit que c’est seulement si le professionnel de santé prend conscience de son système d’interprétation de la réalité qu’il peut mieux appréhender son environnement [4]. Le cadre peut donc avoir un rôle de médiateur pour aider le soignant dans la découverte de son système d’interprétation afin de lui permettre de redonner du sens à son action. Il a aussi un rôle de messager car il doit communiquer sur les dispositions économiques actuelles afin d’amener le soignant à comprendre l’environnement qui nous entoure, afin de replacer le soin au centre du système de soin. Enfin, il a un devoir de créativité car le défi du cadre de santé est de faire mieux avec moins de moyens. Il semble alors stimulant d’appréhender la T2A comme une plus value qui renforce la dialectique entre le soin et la qualité et qui nous pousse à réfléchir à nos pratiques et à formaliser nos actions.
Une approche par les sciences humaines et, en particulier, par l’étude des représentations sociales, permet de mieux appréhender le dilemme dans lequel se trouve le soignant en SSR aujourd’hui. Charge au cadre de tenter de comprendre ce dilemme et de réfléchir à comment le minimiser afin que perdure notre système de santé dans le respect du patient et en donnant du sens à l’engagement des soignants.
Bibliographie :
Jodelet D., Les représentations sociales, PUF, 2007
Laplantine F. ( ) in Jodelet D., Les représentations sociales, PUF, 2007
Le Coz P., L’exigence éthique et la tarification économique, Revue de philosophie économique N°1 , Vol 10, 2008, pp. 35-53
Morel Bracq M.C., Modèles conceptuels en ergothérapie, Solal, 2009
[1] MC MOREL BRACQ « Modèles conceptuels en ergothérapie, Editions Solal, 2009
[2] François Laplantine in « Les représentations sociales » de Denise Jodelet, 2007, PUF
[3] Pierre Le Coz « L’exigence éthique et la tarification économique » Revue de philosophie économique N°1 , Vol 10, 2008
[4] Denise Jodelet « Les représentations sociales » , 2007, PUF