mercredi 11 octobre 2006, par
Lorsque le chef du « carreau cassé » [1] dit à l’ouvrier que lui chef , n’est pas responsable et que c’est au service entretien de faire la réparation, il n’imagine pas dans quel cadre il agit .... inconsciemment.
On sent bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas ... mais quoi ? Le phénomène est tellement habituel, banalisé dans les organisations que je ne sais même plus si le fait est perçu comme aberrant.
L’analyse va montrer à la fois la dimension inouïe du problème et l’ampleur des dégâts humains et organisationnels qu’il provoque. Ici, peut-être, encore plus que pour le centralisme, cette manière de fonctionner paraît aller de soit, est à la fois admise et taboue.
Après avoir pris quelques exemples, il conviendra d’en tirer la nature, de mesurer l’ampleur et les conséquences du phénomène et enfin de proposer des solutions.
Quelques exemples de hiérarchies parallèles
Dans un organisme para-public manipulant beaucoup de papiers, les agents utilisent de façon habituelle « le blanco » [2] et des agrafeuses. Le matériel est acheté par un acheteur y compris ces petites fournitures. Lors d’une de mes interventions, l’ensemble des agents se plaint que « le blanco bouillonne » et « les agrafeuses se bloquent ». cela semble être le problème essentiel...
J’approfondis la question auprès de l’acheteur qui nie le problème et me dit qu’il achète... au moins cher...
Dans les usines d’une société fabricant des bateaux, les ouvriers utilisent des clés pour vis à six pans creux [3]. Comme elles sont en acier trempé et que les clés sont très fines, ces petits outils cassent fréquemment et pour se réapprovisionner, les ouvriers font la demande au chef d’équipe qui demande au contremaître, le tout centralisé au niveau de l’usine et envoyé au siège où l’acheteur passe la commande. Le prix d’achat d’une de ces clé était de quelques francs ( 2, 3...).
Le prix de revient réel de la commande est exorbitant à la simple énumération des intervenants qui tous traitent, signent, transmettent, réceptionnent, distribuent les commandes.
Le délai... inutile d’en parler, surtout si on a présent à l’esprit que l’acheteur fait des commandes groupées suivant la bonne théorie apprise à l’école des acheteurs et donc attend plusieurs commandes des usines. Or en face d’une des usines où j’intervenais, il y avait un quincaillier de quartier qui vendait ce type de clé pour les quelques francs considérés....
Dans un grand hôtel de luxe parisien, l’acheteur a fait une excellente affaire en renouvelant à bon prix, des chariots de desserte pour les repas dans les chambres...
Mais, à l’usage, on s’aperçoit qu’ils ne passent pas par les portes d’ascenseur. Le service entretien a du modifier tous les chariots...
Dans une société d’électronique, le directeur financier interdit que les chefs d’agence aient une caisse en liquide pour les menus achats et oblige pour les stylos et autres gommes, à faire faire un devis qui lui sera soumis. Ces chefs d’agence traitent par ailleurs des affaires de plusieurs millions avec des marges de manœuvre sur le prix.
Un contrôleur de gestion qui fait seul les budgets des services, me dit que l’encadrement n’est pas compétent pour les faire...
L’encadrement reçoit d’ailleurs des notes de sa part , en cours d’année pour dépassement de budget... alors qu’il ne sont même pas au courant du montant qu’il leur a été alloué.
Dans une autre usine, la direction générale constate que le rythme des livraisons se fait avec retard . Le PDG convoque le directeur d’usine (usine de plus de 300 personnes) au siège.
Le directeur explique : le matériel doit être monté sur des wagons. Or, la batterie de ce véhicule a besoin d’être rechargée tous les matin, ce qui fait perdre plusieurs heures. Le PDG demande pourquoi il n’en achète pas une neuve. La réponse fut la suivante : je ne peux pas, car je n’ai pas le budget. C’est le service entretien qui a le budget et il estime qu’elle peut encore durer [4].
Le subordonné apprend qu’il est muté à son chef (Administration publique).
L’informatique modifie les programmes sans en informer les utilisateurs. Etc...etc...
Une hiérarchie parallèle mérite une attention particulière par l’importance humaine qu’elle entraîne : la DRH et autres directions du personnel [5].
Une chef du personnel reçoit seule les candidats et les « affecte dans les services », car dit-elle, « je connais bien les postes »...
Un ouvrier s’adresse à un chef boulanger qui doit assurer un banquet la semaine prochaine. L’ouvrier demande à prendre des congés cette semaine. Le chef refuse.
L’ouvrier va au service du personnel qui consulte l’ordinateur et qui lui répond : « tu as le droit ».
Le chef boulanger me raconte cette histoire plusieurs années après les faits, pour m’expliquer pourquoi il ne veut plus s’occuper du personnel, considérant que sa responsabilité est uniquement technique.
Un autre DRH (l’exemple est vrai) donne un avertissement à un ouvrier et convoque celui-ci à cette fin sans que le chef direct soit au courant .
Les agents s’inscrivent à des stages de formation en lisant les catalogues que la direction du personnel fait circuler. Il vaut mieux s’y prendre à l’avance car celui qui va le premier au service du personnel obtient le stage. Pour les retardataires...il n’y a plus de budget.
Le chef direct qui s’étonne de ne pas voir un de ses salariés au travail se voit répondre par le service du personnel qu’il est en stage.
Les contrats de travail sont signés par le DRH, la hiérarchie directe ne voit absolument pas les contrats.
Un PDG à qui je demande comment est informé le personnel, me répond après hésitation : « par le compte -rendu du CE ».
La DRH met des feuilles d’information avec les bulletins de salaire.
Le couronnement du fonctionnement en hiérarchies parallèles se retrouve dans la composition des comités de direction dont certains ne sont composés que des responsables du siège : ceux qui assurent réellement la production de l’organisation sont absents ou au mieux sous-représentés.
Si l’on sort de l’entreprise ou des établissements publics de base, on s’aperçoit des mêmes types de fonctionnement à grande échelle.
Dès qu’il y a un problème, plutôt que de décider, que fait-on ?
On réunit une commission, un groupe d’études... qui produira un rapport... qui permettra de ne pas décider... et le problème continue.
Quelle est la composition de ces commissions et autres groupes ? Des spécialistes. Ainsi, l’Unesco avait fait un colloque sur la prostitution où tous les spécialistes de toutes les spécialités connaissant bien le problème étaient conviées ( psychologues, sociologues, psychosociologues, économistes, sexologues ...).
Les prostituées que personne n’a pensé à associer se sont invitées bruyamment. On peut étendre le constat à bon nombre de problèmes récurrents : les prisons ( jamais les détenus ou le gardien de base ne sont associés aux multiples recherches de solutions), le chômage, l’école...
Bref, on a l’impression que les solutions aux problèmes ne peuvent venir que de ceux qui ont la capacité d’abstraire les choses. Ceux qui sont au contact du problème et qui en assument les conséquences n’ont pas droit à la parole.
Tous ces exemples nous permettent d’éclairer la nature du problème de ce type de fonctionnement.
La nature du fonctionnement en hiérarchies parallèles
Ce type de fonctionnement consiste à attribuer la recherche de la solution d’un problème à celui/ceux qui sont considérés comme spécialistes du problème.
Il convient de bien comprendre le mécanisme qui génère le fonctionnement en hiérarchie parallèle. Prenons un exemple.
Dans une coopérative agricole, la direction s’aperçoit que les divers établissements qui vendent des produits aux agriculteurs sur-stockent les produits manifestement pour répondre au mieux aux demandes des clients.
Le PDG fait plusieurs notes et réunions demandant de baisser les stocks. Les responsables locaux ne réagissent pas. Alors, il ne reste plus qu’une solution : on appelle le responsable des achats et on lui confie désormais et solennellement le pouvoir d’approvisionner les établissements. Il décidera des quantités et des produits à vendre par établissement.
En d’autres termes, les chefs d’établissement se voyaient confisquer tout rôle dans le réapprovisionnement de leur stock. Le tout assorti de ratios de gestion et d’objectifs à atteindre de baisse du stock pour rendre l’affaire plus intelligente.
Résultat, dans les établissements les manquants se multiplient et les produits qui ne se vendent pas s’amoncellent. Les ratios eux sont bons.
Le fonctionnement en hiérarchies parallèles consiste donc à croire que les problèmes seront mieux résolus par ceux qui savent ( diplômés, spécialistes en tout genre...) et donc à leur confier un pouvoir d’ingérence dans les services dont les responsables sont considérés « coupables » des problèmes.
On est ici dans l’inconscient collectif, les choses ne sont jamais aussi clairement identifiées. Le flou règne et permet naturellement aux spécialistes de prendre le pouvoir aux responsables.
Pourquoi ?
D’abord parce que les spécialistes se situent souvent au siège près « du Bon Dieu » et qu’en quelque sorte, ils bénéficient d’un pouvoir dû simplement à cette proximité.
Et on peut se demander si ce n’est pas là la raison essentielle : le dirigeant centralisateur ne pouvant tout faire, se donne, comme Shiva , un bras de plus pour mieux tout diriger.
Que peut un chef d’équipe face à un cadre costume -cravate qui vient du siège parisien ? On voit ainsi que les hiérarchies parallèles sont liées au centralisme [6].
Ensuite, en général, il y a une différence de niveau culturel entre les spécialistes qui ont fait les écoles, qui sont diplômés, qui parlent bien... et les responsables directs.
Bref, proximité [7]... niveau culturel supérieur... alliés à l’existence d’un problème dont on ne voit qu’un aspect des choses, entraîne inévitablement la scission entre la responsabilité et le pouvoir.
Le responsable direct reste bien responsable de produire, fournir le service ...mais le pouvoir réel est entre les mains des spécialistes qui les bombardent de notes et autres E-mails souvent contradictoires entre spécialistes ( exemple : qualité et achats) .
On retrouve le phénomène du carreau cassé : le responsable direct ne se sent plus autorisé à agir face à un problème, il s’autocensure, il laisse tomber. Désormais qui est responsable ?
Le fonctionnement en hiérarchie parallèle est la dérive des services fonctionnels qui consiste à prendre officieusement le pouvoir en obligeant ceux qui sont responsables de la réponse au client.
Ces derniers finissent par avoir l’impression de travailler plus pour les fonctionnels que pour les clients.
Ce système devient une véritable forteresse lorsque -et c’est en général le cas-, les budgets des services fonctionnels sont entre les mains des responsables de ces services, au lieu d’être à la disposition du responsable opérationnel. (Exemple de la batterie).
Les hiérarchies parallèles sont taboues dans les organisations.
Personne ne réfléchit à la responsabilité, au rôle exact que ces services doivent avoir.
Le plus grave, c’est que l’organisation alimente l’irresponsabilité : dans ce système qui est responsable ? Le chef direct où ceux qui dictent des instructions ?
En cas de problème tout le monde se défile...chacun ayant un bon argument pour dire ce n’est pas moi.
Par ailleurs, l’encadrement perd le goût de l’initiative : pour proposer la moindre action il faut se heurter aux spécialistes qui chacun va corriger, amender, dénaturer l’idée de départ... Et un PDG me demandait : « Pourquoi , ils ne font rien face aux problèmes ? »
L’ampleur et les conséquences du phénomène du fonctionnement en hiérarchies parallèles
Il convient de distinguer le fonctionnement officiel de l’organisation et les réactions occultes du système pour pouvoir fonctionner malgré les hiérarchies parallèles.
Le fonctionnement officiel de l’organisation
L’importance du phénomène des hiérarchies parallèles est donnée par la distinction entre « fonctionnels » et « opérationnels ».
Les opérationnels sont ceux qui participent directement à la réponse au besoin des clients ou des usagers.
Les fonctionnels sont ceux qui aident les opérationnels à réaliser la réponse à ce besoin.
Lorsqu’on ne se soucie pas du fonctionnement de l’organisation [8], la dérive des hiérarchies parallèles s’installe : les fonctionnels donnent des instructions aux opérationnels. On ne travaille plus pour le client ou usager mais pour le siège...
Les fonctionnels sont bien connus : informatique, finance, comptabilité, ressources humaines [9], achats, qualité, planning, méthodes, communication, marketing, publicité ...
Leur utilité est certes incontestable en tant que spécialistes pouvant apporter un conseil éclairé à ceux qui ne savent pas ...
Ainsi, dans une petite usine d’un grand groupe, on constatait que les bandes de papier verre utilisées sur des brosses pour ébarber des pièces d’aviation, cassaient très fréquemment. En démarche qualité avec les ouvriers, nous avons fait venir l’ingénieur spécialiste du siège parisien qui a expliqué qu’il existait trois types de papier verre. Ce qui a permis de comprendre aux ouvriers le pourquoi du problème et de trouver la solution.
... mais en aucun cas, en principe, de décider à leur place.
Pourquoi ?
Parce qu’on dissocie alors pouvoir et responsabilité [10], car malgré tout le savoir théorique que peut avoir le spécialiste, il reste à exécuter concrètement le travail.
En hiérarchie parallèle, celui qui est responsable d’exécuter le travail perd tout pouvoir d’initiative, de proposition, d’analyse du problème. Il est mis en position d’exécuter des instructions même si elles sont inefficaces, même si elles sont contradictoires entre elles, les spécialistes ne voyant dans leurs instructions que leur aspect du problème ( le responsable de la qualité privilégie la conformité aux normes, le responsable des achats, le moindre coût) et l’organisation perd ainsi le sens de sa finalité.
Le phénomène est immense et admis, allant de soi : les responsables opérationnels passent plus de temps à traiter les papiers de ces services qu’à répondre au client ou à organiser leur service.
Ce premier type de hiérarchie parallèle est la technocratie : ceux qui ne sont pas responsables de l’exécution des tâches ont le pouvoir de dire comment il faut faire...mais se gardent bien de montrer comment on fait.
Mais depuis quelques années sont apparues de nouvelles hiérarchies parallèles
Ainsi, le fonctionnement en hiérarchies parallèles a dévoyé des techniques excellentes en soi.
Le fondement de la qualité est d’associer les exécutants à la solution des problèmes.
La qualité n’est-elle pas devenue un service fonctionnel comme les autres produisant papiers et instructions ? Par exemple, il était souvent préconisé que les cercles de qualité devaient être animés par un non hiérarchique pour ne pas censurer les exécutants.
Mais au final, qui est responsable de la solution trouvée par le cercle de qualité ? Le responsable du service doit-il alors être mis devant le fait accompli ?
Ainsi, la mode participative [11] a fait fleurir un certain nombre de structures participatives transversales.
Ces nouvelles hiérarchies parallèles : groupes de pilotage, commissions, groupes de progrès, cercles de qualité, groupe de travail, club [12]...ou groupe had hoc pour résoudre un problème proposent au mieux des projets ...à qui ?
A la tête de l’organisation... qui pour faire démocratique, les avalise sans vraiment connaître le problème et surtout sans associer les responsables concernés à la décision.
Ces projets s’imposent donc, comme les notes des services fonctionnels aux opérationnels qui doivent faire le travail.
Au haut niveau étatique, on donne d’ailleurs l’exemple.
Ainsi, on réunit à Matignon toutes les organisations syndicales sur un vaste sujet ( par exemple suite à la consultation de M. Ferry sur l’école). Chaque organisation doit exposer son point de vue en 5mn. On a consulté !
Que peut-il en sortir lorsqu’on sait que le moindre problème sur le terrain face aux réalités concrètes, demande du temps et une méthode rigoureuse pour déjà l’analyser, et ensuite tenter de trouver une solution ?
Bref, les nouvelles hiérarchies parallèles répondent à la mode médiatique de l’image, du paraître, du faire semblant, du dire en contradiction avec le faire.
A la fin qui est responsable dans cette effarante complexité de commissions, de groupes de travail... ? Personne, puisque en général les problèmes sont noyés, édulcorés, réduits au niveau de la sémantique [13]. Au mieux, on décide un compromis a minima.
Et le problème continue. Car ceux qui sont au contact réel du problème ( les prostituées ...) ne sont jamais associés à la décision.
Et n’oublions pas que tout ceci s’ajoute au centralisme avec lequel il est intimement lié (effet Shiva). Inextricable. Et nous n’avons pas encore ajouté le troisième facteur dominant du fonctionnement des organisations, le réglementarisme....
[2] Liquide blanc qui permet d’effacer les erreurs d’écriture ou de frappe. Beaucoup moins utilisé aujourd’hui avec les ordinateurs.
[3] Clés qui permettent de serrer les vis avec un tête en forme d’ écrou creux..
[4] je rappelle que ces exemples sont des exemples vécus.
[5] Nous prévenons les personnes non préparées et autres âmes sensibles que certains exemples peuvent choquer car ils portent atteinte à la pensée dominante et aux valeurs inconsciemment admises comme bonnes
[6] Techniques pratiques d’autodestruction d’une organisation. Acte premier : Le centralisme (Première partie)
[7] qui permet aussi au spécialiste d’avoir des contacts plus faciles avec le dirigeant et d’exposer son point de vue , ce que ne peut pas faire le responsable direct...
[8] C’est d’ailleurs en général le cas, personne ne s’occupe des questions abordées dans ces articles.
[9] Il faudrait développer le rôle de hiérarchie parallèle DRH/représentants du personnel.
[10] Nous reviendrons sur cette donnée fondamentale de manière générale lors de la recherche des solutions.
[11] En tant que mode, elle n’apporte rien, mais nous reviendrons sur la participation ... sans la mode.
[12] Pratique de certaines administrations publiques qui consiste à réunir les spécialistes d’un métier : les secrétaires, les ingénieurs hydrauliques...
[13] Nous reviendront sur ce point dans le réglementarisme